Tout était prêt désormais, et était venu le temps des noces. La salle du trône avait été aménagée pour l’occasion, peu de temps après l’arrivée des hommes des Carmines. Sibille se tenait au bout de l’allée, sublime dans sa robe sanglante, les épaules parées de spallières de cuir rouge qui venaient former deux croissants de lune, encadrant son visage. La Reine se tenait au bras de son père, le cœur alourdi par la peur – Alessandre et elle n’avaient plus discuté depuis qu’elle avait fait tuer la pute qui avait cru bon de coucher avec lui. Mais elle l’aimait. Et lui ne pouvait que l’aimer en retour.
Anemos lui lança un regard lourd de sens – il était temps de s’avancer vers l’autel, de prononcer ses vœux, de se promettre un amour éternel. Après une longue inspiration, revêtant son masque de glace, Sibille hocha la tête. Et se mit en marche.

De grands étendards portant les couleurs de la Rouge marquaient l’allée, guidant la Reine vers son avenir. Elle camoufla parfaitement ses angoisses tandis qu’elle avançait, les regards posés par centaines sur elle. Puis, arrivant auprès de l’estrade qui portait le trône, elle lâcha le bras de son père et fit face à Alessandre. Jamais elle ne l’avait vu si beau, sauf peut-être au soir de leur avènement. Elle fit un pas en avant, les yeux frémissants, hésitant à s’excuser. Mais les mots se bloquèrent dans sa bouche, sa langue sembla s’engourdir et ses lèvres refusèrent de s’ouvrir.

Et l’ombre de Mageia coulait encore le long des murs, vil serpent, sifflant ses moqueries à Sibille. Celle-ci ferma les yeux, s’excusant mentalement envers sa déesse dont elle se détachait.

Ne perds jamais de vue tes objectifs Sibille, ne te laisse pas aveugler.

Elle releva la tête vers la silhouette qui courait encore, ses sourcils se fronçant à peine. Puis elle regarda à nouveau Alessandre, les yeux pleins de promesses et de pardons muets, tandis que le prêtre sanglant débutait la cérémonie.

— Nous sommes réunis ici afin d’unir les âmes de ces deux enfants bénis. Sibille Asinis, Reine de Nokrov, Carmine, Grande Prêtresse de Mageia et Fille du Sang, et Alessandre Adiant, futur Roi consort de Nokrov, héritier de Talen et de Port-Mauer. Tous deux ont permis à Mageia de ramener sur le monde sa lumière sanglante. Loués soient-ils ! Louée soit Mageia !

L’assemblée frémit, clamant ces mots. Sibille fit alors un pas de plus, venant saisir les mains d’Alessandre. Elle lui adressa un maigre sourire.

— Pardonne-moi, lui murmura-t-elle. Je ne veux pas que nous soyons unis sous le signe de la colère et de la rancœur.

Une boule vint se former dans sa gorge, un pincement lui saisit le cœur, et elle continua pourtant, déglutissant difficilement tandis que le prêtre continuait.

— Je t’aime Alessandre.

Sa voix ne fut qu’un souffle – mais elle fut aussi la promesse d’un amour éternel. Des combats viendraient bientôt, des guerres, et il serait très vite envoyé au front – mais elle refusait qu’il combatte seul. Ils se battraient ensemble, contre ceux qui en voulaient à leur règne.

L'instant aurait dû être magnifique. Les regards tournés vers eux, les soupirs, les envieux. Les yeux qui brillent de milles feus, les rêves à moitié prononcés. C'était allé si vite. C'était si violent, si unique, si puissant.

Et le regard se faisait pourtant vide alors que piallait des dizaines de femmes de chambres. Il avait l'impression de n'être qu'une facade. Qu'un beau visage, qu'une tête qu'on couronnerait de vent. Il gardait le silence alors que le pourpois, d'un rouge carmin, décorait son corps fin. Ses cheveux, pour la première fois, avaient été attaché. Réuni en un catogan qui approfondissait la finesse de ses traits. Dans le miroir, Alessandre voyait un autre homme. Et ses yeux bleus, déjà, frémissaient de peine et de peur.

Il fit se qu'on attendait de lui. Gravit les marches, salua le peuple. Attendit sa reine. Et, alors que Sibille entrait enfin en scène, il eu l'impression que la mascarade n'en était plus une. Qu'elle n'était plus ce monstre qui l'avait effrayé. Qu'elle était redevenue Sibille. Sa Sibille. Cette femme dont il était tombé amoureux, cette pretresse prete à tout. Cette femme qu'il rêvait d'épouser. Le jour était grand. Le culte était fort.

Ensemble, comme elle lui avait promis, ils devenaient les maitres du monde.
Tout ce dont il avait toujours rêvé.

Et pourtant, elle lui ouvrait les yeux. Et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de la voir elle. Elle seule. Pas l'Elue de Mageia. Pas la disciple du sang. Elle. Uniquement elle. Celle à laquelle il avait pu parler. L'ombre dont il était tombé amoureux. Celle qu'elle était, dans l'intimité de leur nuit.

Et c'était elle qui s'excusait ce jour. Elle qu'il avait envie de prendre dans ces bras. Ensemble, ils étaient des rois. Ensemble, ils étaient le monde. Sans leurs ombres destructrices.

Il embrassa son front lorsqu'elle vient prendre ces mains. Benis, de ces yeux clairs, les mots qu'elle lui soufflait. Et chuchotait, dans ses iris brillant l'amour qu'il n'essayait pas même de cacher :

Je t'aime Sib'.

Les mots sortaient, francs et droits. Exposés pour la première fois, sans filtres ni enveloppes de mensonges, à une femme. Il l'aimait, ne pouvait dire l'inverse. Etait terrorisé par ce qu'elle était capable de faire.

Que notre règne commence.

Et que le sang coule. Alessandre frémissait pourtant déjà. Il ne voulait être pire que les Iseal. Il voulait changer le monde, avait remis sa vie entre les mains de Mageia. Pour Sibille, seulement pour Sibille. Par amour pour celle qu'il croyait connaître depuis toujours.

Son cœur sembla s’embraser lorsqu’il lui répondit. Lui aussi l’aimait. Il l’aimait comme elle l’aimait. Un sourire vint ourler ses lèvres, plus sincère que jamais. Plus heureux. Son regard voulut se voiler derrière des larmes de joie, mais la Fille du Sang en elle s’y refusa. Mageia murmurait encore, elle ne se taisait jamais. Ne laisse jamais tomber le masque, répétait-elle. Sibille obéit, mais ne concentra son attention que sur Alessandre. Lui seul importait. Lui seul comptait.

— Que notre règne commence, répondit-elle du bout des lèvres.

Vint le moment de prononcer les mots sacrés, le serment d’une vie. Un serment qui lui semblait plus important encore que celui fait à sa déesse. Celle-ci semblait hurler, s’offusquant de l’amour que la Carmine offrait au fils des griffons.
Sibille ouvrit l’une de ses paumes devant elle, à côté de celle d’Alessandre, et le prêtre les noua ensemble d’un ruban blanc.

— Que ce nœud soit à l’image de notre mariage, récita-t-elle. Fort, et indestructible. Qu’il nous lie à vie, ton cœur et le mien, pour ne plus faire qu’un. Ensemble nous avancerons, ensemble nous vivrons, ensemble nous vieillirons. Puisse la vie nous épargner les malheurs, puisse-t-elle être bonne. Puisse l’œil sanglant de Mageia se poser sur nous et nous bénir. Aujourd’hui, sous son regard carmin, je te voue ma vie. Je te jure fidélité et amour. Alessandre Adiant, au regard de Mageia notre Reine Sang, je te fais mon époux.

Son sourire était resté accroché à ses lèvres et ses yeux ne parvenaient plus à quitter ceux de son aimé. Sibille le laissa répéter ses vœux avant de prendre le couteau que lui tendait le prêtre et d’ouvrir sa paume, mêlant son sang à celui d’Alessandre. Ceci fait, le prêtre rouge s’éloigna quelque peu d’eux pour se tourner vers l’assemblée – annonçant que l’union avait été prononcée. Tandis que la foule semblait enfler sous la joie, s’époumonant en félicitations, Sibille s’avança d’un pas de plus, nouant plus fort sa main ensanglantée à celle du griffon, puis l’embrassa avec passion.

— Tu fais de moi la plus heureuse des femmes, souffla-t-elle contre ses lèvres.

La cérémonie avait le goût du sang, l'acre sentiment de banir quelque chose et d'en trahir une autre. Alessandre gardait les yeux grandement ouverts et il cherchait, dans son inconscient, la présence de Nox sur son épaule.

Mais Mageia était guerrière solitaire et, sans l'ombre de ses soeurs, elle s'offrait dans toute son immensité. Alors le chevalier acceptait, alors il baisait la tête et offrait à son tour les voeux de la Rouge. Il ne lâchait pourtant pas Sibille des yeux. Offrait tout pour elle, de son nom jusqu'à sa puissance, de son rang jusqu'à ses titres. Aujourd'hui, il n'était plus que le bref héritier de Talen. Il devenait roi, il devenait consor de cet territoire de sang et de larmes. Règner sur les cendres. Règner sur les morts.

Il ravala ses doutes, ses questions et ses terreurs. Se perdit dans les yeux de glace car eux seuls lui offrait son salut. Et ses voeux reprenaient les mots qu'il avait apprit et qu'elle avait offert. Et son regard, et son sourire, étaient pourtant ceux de l'homme comblé. Car il aurait dû être heureux. sans la moindre ombre terrifiée. Ce soir, il épousait la femme qu'il aimait, cette Déesse faite de chair, celle bien au dessus de tout ce qui se pensaient pourtant si puissant. Aujourd'hui, il la faisait sienne comme elle le faisait sien. Pour l'éternité qui les lierait.

Son baiser avait la passion des débuts, la fureur des sacrifices et la grandeur de leur unions. Il ne pu s'empêcher de caresser sa joue, de glisser contre son être. Il avait envie d'elle. Il voulait être homme et père, il voulait être époux et amant. Pour elle seule, en oubliant tous les démons qui frémissaient déjà contre sa chair.

Ne les faisons pas attendre, susurat-il contre ses lèvres, l'oeil rieur.

Tant d'envie et de possibilité à ce futur qu'ils s'offraient. Pour cette nuit, ses doutes ne seraient plus rien. Elle menerait la danse de ce que serait leur règne. Cette nuit, les couronnes se partageraient et, pour toujours, s'ancrerait la puissance du visage masqué.

Alors il s'écarta d'elle, ne lui offrant que ce sourire complice qui autrefois avait fait fondre Nova. UIl y avait pourtant tant de plus dans celui que seul Sibille ne verrait jamais. L'air rieur de celui qui savait déjà que leur ambitieux n'avaient pour seules limites que celles qu'ils imposeraient. Le soupir mutin des envies plus lointaine, de la langueur et de la luxure qui signerait leurs ébats. ils avaient tant à faire avant de s'offrir cette nuit qui n'appartiendrait qu'à eux.

Mais ce serait à Sibille de lancer les jeux. Car la reine, incontestée, n'était autre que cette femme à la beauté surnaturelle qu'il sentait si proche de lui.

Après leur baiser, promesse d’un avenir radieux, Alessandre lui offrit un sourire complice. Celui qu’elle aimait tant, qui lui avait manqué plus que de raison. Elle laissa ses doigts courir sur sa joue, caresse affectueuse qu’elle n’avait jamais offert à aucun autre amant. Sibille n’avait jamais aimé avant lui, avait au départ cru Mageia lorsqu’elle lui avait dit qu’elle en était incapable. Puis le griffon était arrivé, ses sourires aussi aiguisés que ses mots, trop dangereux pour l’Élue promise aux Carmines. Il avait dégelé son cœur puis s’en était emparé sans peine.
Et maintenant qu’ils étaient mariés, elle avait décidé de faire de lui sa priorité. Il passerait avant le reste, avant même sa couronne, avant même Mageia.

Se détachant de lui, Sibille se tourna vers la foule, leur offrit son sourire givré. Ils applaudissaient encore, acclamant leur Reine et leur Roi. Un page déjà approchait de l’estrade, et la Carmine le rejoignit d’un pas léger. Sur un couffin qu’il tenait entre ses mains, une couronne était posée. Moins extravagante que celle ceignant le front de la fille du sang, mais la promesse d’un règne tout de même. Elle s’en empara doucement, sans un regard pour le page, se retournant vers Alessandre, s’approchant de lui.

— Par ce mariage, je partage ma vie. Par ce mariage, je partage mes titres. Par ce mariage, je partage ma couronne.

Un sourire effleura ses lèvres, son regard se plongea dans celui de son époux.

— Alessandre de la maison Adiant, acceptes-tu le titre de Roi Consort ? Acceptes-tu les responsabilités amenées par ce titre ?

Plus doucement, elle murmura, uniquement à son attention :

— Acceptes-tu que l’on règne ensemble, mon amour ?

Son cœur s’embrasa, de joie et d’excitation. Elle ne voulait que lui à ses côtés, et ignorait totalement la voix de Mageia qui sifflait en son esprit, comme la mettant en garde. Elle n’avait jamais fait que cela, la mettre en garde contre tous. Contre elle-même également. Sibille était la propriété de la Reine Sang.
Son pantin. Et ça, elle s’y refusait.