La nuit avait la chaleur des flammes et l’odeur du sang. Le ciel, teinté d’un noir si parfait qu’on aurait dit un aplat, semblait annoncer l’aube d’une ère nouvelle – ou le retour d’une ère d’antan. La terre mère se rappelait encore de l’horreur de l’Âge Sanglant, du règne terrible et tyrannique de Mageia. Mais les Hommes avaient oublié, et ce fut leur première erreur.
La mémoire était quelque chose de dangereux. C’était une arme que seuls les esprits les plus malins, mais aussi les plus fourbes, savaient manier.

Dans les longs couloirs, baignés d’ombre et d’un étrange silence, un sourire fendait l’obscurité. Ses pas claquaient dans le mutisme du monde, dans la cité du retenait son souffle, car elle savait sa mission accomplie. Le corps recouvert d’une cape aussi noire que la nuit, la dame avançait à grandes enjambées. Ses yeux de glace scrutaient son œuvre avec un semblant d’admiration. Elle était parvenue à rendre le palais silencieux par ses seuls actes.

Enfin elle arrivait. Les portes du balcon étaient déjà ouvertes, lui permettant d’admirer ce qu’elle avait su accomplir. Elle s’offrit à l’air alourdi par la chaleur, un léger vent s’infiltrant sous son capuchon ; elle le laissa tomber, dévoilant les perles contre ses tempes, ses cheveux qu’elle avait débarrassé de la teinture. A la seule lueur des torches que ses fidèles avaient allumées partout, ses mèches dévoilaient enfin leur blondeur, aussi pâle que la lune – mais embrassée par le sang que l’on retrouvait dans leur reflets rougeoyants.
Elle n’avait plus à se cacher de cela.

Ses yeux de glace se fermèrent un instant et elle revint sur terre, acceptant les bruits qui l’entouraient. Tout ce silence n’était qu’illusion, car les armes hurlaient autant que les hommes. Le cri de l’acier, le chant du sang, les pleurs de la mort. Tout cela lui parvenait en la plus douce des mélodies, car enfin elle offrait à la Reine-Sang sa couronne.

Sibille avait tué Nova, elle avait anéanti l’Élue de Lux et s’était débarrassée des parasites qui tentaient de l’empêcher de rendre à sa déesse ce qu’elle méritait depuis toujours. Ne restait plus qu’à atteindre que le ciel se gorge du sang du dernier sacrifice, qu’il ne rougeoie sous le sang sacré qu’elle avait offert à Mageia.
Elle entendit des pas derrière elle et sourit légèrement, se retournant lentement pour accueillir son amant. Ses yeux se posèrent sur Alessandre, qui sortait lentement de l’ombre.

— Vois ce que nous avons accompli. Vois ce que nous lui avons offert.

Sibille s’approcha de lui à pas de velours, de cette démarche gracieuse dont Mageia l’avait dotée. La Sanglante l’avait faite parfaite, belle, splendide même, et suffisamment intelligente pour se jouer de la mémoire, cette arme qui avait été fatale aux Iseal. Elle caressa la joue d’Alessandre, se plongea dans ses yeux bleus.

— Bientôt nous serons couronnés, car nous n’avons pas besoin d’Aîné. Nous serons couronnés sous la lumière sanglante de Mageia.

Sa voix était un murmure délicat, le sifflement d’un serpent trop venimeux, et son souffle chaud contre le cou de son aimé était le poison qu’elle lui insufflait. Pourtant, elle l’aimait – elle l’aimait autant qu’elle aimait leur victoire. Et elle souhaitait qu’ils se la partagent, tout comme ils se partageraient leur règne, règne béni de l’éclat rougeoyant de la Reine-Sang.

Il s'était débattu, autant qu'il le pouvait. Il avait hurlé jusqu'à ce qu'on l’assomme, appelé les Déesses et maudit les enflures qui le retenaient prisonnier. Togos n'avait pas flanchit, n'avait pas pleuré. Il avait espéré, jusqu'à la dernière seconde, que le monde change, que quelque chose se passe. Fou qu'il avait été, idiot qu'il avait cru. Les fanatiques, après ce sacrifice cruel, s'étaient rassemblés. Et Togos, impuissant, avait assisté à la mort de cette enfant qu'il aimait comme la sienne, qu'il avait toujours considéré comme la sienne.

Puis le ciel s'était gorgé de sang et Togos avait compris que tout été perdu, que le monde qu'il avait connu disparaissait.

La mémoire avait tué les hommes. Les histoires n'auraient jamais du disparaitre, restée puissante au plus profond de chaque coeur, être comptées par des frères et des soeurs, garder pour toujours l'Ere Saglante comme une menace qu'ils ne devaient pas oublier. Les hommes s'étaient gorgés de pouvoir sans voir que, derrière, dans les ombres, se cachaient ceux qui finiraient par les égorger et enfoncer dans leurs dos une épée couverte de sang.

On avait fini par le faire sortir de la cellule où il avait été enchainé. Togos savait qu'on ne laissait un homme comme lui seulement enfermé. Les souvenirs avaient murmuré à ses tempes, revenant dans son esprit comme lorsqu'il avait sauvé le fils Iseal, celui qui deviendrait leur roi, ce que l'avait fait devenir chevalier. Les souvenirs de la Grande Guerre plongeaient dans son esprit. L'arrachant à cette nouvelle Ere qui commençait dans le sang.

On ne détacha pas ses liens et le fer continua de s'enfoncer dans les chairs de l'ancien commandant. La garde luxienne était décimée et il devait en être de même pour celle de Nox. A mesure qu'il remontait les couloirs, Togos voyait ses frères mort, égorgé, détruit, baignant dans leur sang. Mais le chevalier gardait la tête haute. S'il devait mourir, il le ferait en restant droit et fier.

On l'amena jusqu'à la salle du trône, ouverte sur un immense balcon. Sibille, la Carmine, y était accompagnée de son chien de garde, de ce traite d'Alessandre Adiant.

Togos, animé par la rage, voulu se défendre mais ne récolta qu'un coup dans ses côtes. Il hurla de douleur, crachant sur le sol autrefois béni par les Sides. Il essayait de charger, encore. Fut retenu par le craquement de son épaule. La douleur manqua l'envoyer rejoindre Nox mais il tient bon, toute la haine grognant dans ses yeux, hurlant dans sa posture.

On le fit mettre à genoux, prenant soin de l'obliger à s'incliner devant les nouveaux rois du sang et de la cendre.

A l'extérieur, le soleil se teignait déjà d'écarlate alors qu'un nouveau se levait, brillant de ses reflets carmins, se nourrissant de la puissance de l'astre pour mieux le surplomber. Il y avait du sang dans son teint, il y avait des sacrifices dans son hégémonie.

Mageai avait gagné.

Espèce de traite ! rugit le chevalier, refusant de laisser les éléments confondre sa foi. Lui croyait en la vie. Lui croyait en la victoire des Sides qui avaient autrefois laissé les Iseal prendre le pouvoir.
Le peuple ne vous reconnaîtra jamais comme rois !

Les cloches avaient pourtant offerts l'arrivé des navires Asinis, prouvant que tout, jusqu'au plus petits détails, avaient été réglé à la perfection. Prouvant que la prise des pouvoirs des Carmines n'étaient pas un jeu de hasard. Voilà surement des années que les Asinis faisaient grandir leur vengeance, faisait fleurir le sang sur des poitrines tendues. Qu'ils attendaient, tel des chats, que Krevis soit au sommet de son pouvoir pour mieux le faire tomber.

Alessandre ne répondit pas, se contentant d’un sourire alors qu’il se rapprochait d’elle. Sibille ne se départit pas du sien, victorieuse en ce jour béni. L’héritier de la maison Adiant regarda à l’extérieur, admirant leur œuvre, et son amante en fit de même.

Un homme arriva en courant, s’inclinant face à la Reine autoproclamée. Son visage était marqué d’angoisse, ses lèvres sèches. Elle plissa les yeux, l’enjoignant à parler d’un regard.

— Le prisonnier des Ramales… Il s’est évadé.

Sibille serra les dents, son palpitant s’agita en sa poitrine et ses poings se serrèrent. La colère s’empara soudain de ses traits, elle saisit l’homme au col et le regarda dans les yeux, ses prunelles de glace lui indiquant quelle serait sa sentence s’il n’obéissait pas.

— Vous l’avez laissé partir ? Retrouvez-le, poursuivez-le à travers tout Nokrov s’il le faut mais retrouvez mon cousin !, cracha-t-elle. Et si vous ne le faites pas, je vous ferai brûler vivant ! Allez !

Alors qu’elle relâchait brusquement l’homme, celui-ci repartit au pas de course, beuglant des ordres à l’une des petites troupes qui protégeaient la salle du trône. Sibille respirait lentement, tentant de canaliser sa colère. Elle retourna au balcon, ses yeux fous rencontrant les troupes armées qui arrivaient des Carmines. Au bas de son perchoir, elle voyant les lances se teinter de sang tandis que les troupes de la maison Iseal, prises par surprise, se faisaient décimer.
Elle souffla, rassurée par la victoire qui déjà était sienne. S’il lui restait des ennemis, au moins était-elle parvenue à se saisir de la capitale. C’était la principale place forte de Nokrov, il était presque impossible de s’en emparer – l’on ne pouvait le faire que de l’intérieur, disait-on. Et elle l’avait prouvé.

De nouveaux pas retentirent au milieu de l’écho lointain des armes qui chantaient, faisant sourire à nouveau la Carmine. Ses dents se dévoilèrent, carnassières, tandis qu’elle se tournait vers celui qu’elle attendait plus que quiconque, celui qu’elle appelait, moqueuse, son invité.
Ser Conneden avait été mis à genoux, le regard sombre et empli de rage. Elle s’avança lentement, drapée de sa cape de nuit et de sa robe de sang, les tissus suivant avec fluidité les mouvements de son corps. S’assurant d’un coup d’œil que Togos était bien maintenu, elle se pencha vers lui, ses doigts venant caresser son visage aux traits tirés.

Il avait vécu le doute, l’angoisse, la colère – bien trop de sentiments ces derniers mois, poursuivant un courant d’air, cherchant un coupable qui chaque jour lui souriait avec délicatesse. L’illusion avait été parfaite. Et enfin leur travail allait payer.

— Ser Conneden, souffla-t-elle à son oreille. Je suis si heureuse de vous voir parmi nous. Un tel guerrier ne saurait se tenir dans les rangs ennemis.

Les doigts de la Carmine coulèrent contre sa joue tandis qu’elle ne souriait que plus face à ses propres mots, face au fanatisme qui la rongeait. Pourtant, l’instant d’après, elle laissa tomber son masque de folie pour retrouver de sa froideur, ses yeux de givre fixant toutefois fébrilement ceux du commandant. Son sourire se fit félin, son regard glacial.

— Je suis navrée que vous vous soyez épuisé inutilement dans votre enquête. Mais j’ai gagné à l’instant où j’ai posé le pied à Talumen.

Ses yeux se firent un instant malicieux, ses lèvres se séparèrent en un rire léger. Elle continua à flatter avec lenteur le visage du guerrier comme s’il n’était qu’un chien entre les mains d’une enfant. Mais les enfants n’avaient pas de chien de guerre – elle, si.

— Vous souvenez-vous de mon arrivée ? Du baiser que j’ai posé, par respect, sur la main de notre cher Roi ? C’est ainsi que je l’ai empoisonné, murmura-t-elle à son oreille.

Sa main quitta soudain le visage du commandant et elle se mit à marcher lentement autour du commandant qui ne pouvait plus se débattre, tenu de toutes parts. Elle suintait la fierté et l’orgueil, sa victoire accrochée à ses traits trop doux, à son sourire trop charmant, à ses yeux envoûtants. Sibille regarda le balcon, se perdit en cette contemplation.

— Chaque Side a sélectionné un champion sur cette terre. Un Élu. Et Mageia m’a naturellement choisie, souffla-t-elle en souriant, vipère qu’elle était. Les Sides confèrent à leur champion des dons, et toute ma vie j’ai appris à contrôler les miens.

Elle se retourna et marcha jusqu’à Togos. Sa main saisit sa mâchoire, ses doigts se crispèrent autour de son visage tandis qu’elle plongeait son regard dans le sien.

— Et je vous offre aujourd’hui, Togos, ce baiser qui fera de vous mon soldat. Et nous remplacerons la ridicule garde luxienne par la garde de Mageia.

Le mépris, à l’évocation des fidèles de Lux, s’était accroché à ses traits. Pourtant, c’est avec un semblant de sourire qu’elle posa ses lèvres contre celles du commandant, le forçant à un baiser qui le rendrait fidèle à elle – car tel était le pouvoir que lui avait confié Mageia, tel était son don – le baiser de Mageia faisait plier les âmes, qui courbaient l’échine et obéissaient tels de bons chiens – mais il pouvait aussi tuer, comme elle l’avait fait avec Kreivis.
Mais l’épée de Togos était trop précieuse.

Sibille se redressa, plus victorieuse encore. Dans ses yeux brillait l’éclat de sa dévotion envers sa déesse. Derrière elle, un vent puissant se leva, faisant se soulever son cœur. Elle s’approcha du balcon, le regard brillant, et vint saisir la main d’Alessandre avec douceur. Une ombre dévora le soleil, l’espace d’un instant, avant qu’il ne réapparaisse à nouveau.

— Le peuple n’aura pas d’autre choix que de nous reconnaître…

Et un hurlement suraigu déchira l’éther, assourdissant, son écho allant se répercuter jusqu’aux boyaux de la terre. Sibille sourit, regarda l’ombre qui à nouveau passait – puis souffla.

— Ils sont là.